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Déferlement de critiques contre la campagne Kony 2012

Auteur d’une efficace campagne Internet destinée à traîner le criminel de guerre ougandais Joseph Kony devant la justice internationale, l’ONG américaine Invisible Children s’est attirée les foudres de spécialistes de la région des Grands Lacs.

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Il aura fallu attendre ce jeudi 8 mars, et le mot-clé #journéedelafemme, pour que l’Ougandais Joseph Kony ne soit plus le sujet le plus discuté sur Twitter. À la surprise de nombreux internautes, le criminel de guerre trustait depuis lundi la première place des conversations les plus populaires sur le site de micro-blogging. Devant le nouvel iPad d’Apple et les candidats à l’investiture républicaine pour la présidentielle américaine, c’est dire…

Un succès que le chef rebelle de l’Armée de résistance (Lord's Resistance Army, LRA) doit - bien malgré lui - à Invisible Children, une ONG américaine à l’origine d’un court film documentaire dénonçant ses exactions dans la région des Grands Lacs. Ce jeudi, soit trois jours après sa publication le 5 mars sur Internet, la vidéo, baptisée "Kony 2012" avait été visionnée par quelque 32,6 millions de personnes sur YouTube.

Rihanna à la rescousse

Pendant près d’une demi-heure, l’organisation humanitaire y fait état des meurtres, viols et recrutements d’enfants-soldats dont s’est rendue coupable la violente rébellion ougandaise depuis sa création, en 1986. L’objectif d’Invisible Children étant, dans un premier temps, de populariser auprès de l’opinion publique le nom de Joseph Kony afin de favoriser son arrestation et sa traduction devant la justice internationale. En quelques heures, le film a provoqué l’émoi de dizaines de milliers d’Américains, parmi lesquels des stars de la musique et du cinéma qui n’ont pas hésité à relayer le message de l’organisation.

"Cher Joseph Kony, je vais aider à te rendre célèbre!!!! Nous allons t'empêcher d'agir. #StopKONY!", a indiqué sur son compte Twitter le rappeur américain Sean "Diddy" Combs (@iamdiddy). "Hé! Nous devons #STOPKONY", a pour sa part lancé l'actrice Zooey Deschanel sur son fil (@ZooeyDeschanel). De son côté, la chanteuse de R’n’B Rihanna (@rihanna) invitait ses 14,6 millions d'abonnés à "diffuser massivement" la vidéo.

Mais "Kony 2012" n’a pas suscité que l’indignation des internautes peu au fait des mouvements insurrectionnels de cette partie agitée de l’Afrique subsaharienne. Quelque peu déroutés par l’approche très hollywoodienne du film, de nombreux experts, journalistes ou simples observateurs ont tenu à émettre des réserves sur le sérieux du travail de l’ONG.

Sur un blog ironiquement baptisé Visible Children, Grant Oyston, un jeune étudiant américain en science politique, a répertorié l’ensemble des critiques émises à l’encontre de cette organisation à but non lucratif, qu’il accuse de financer en partie l’armée régulière ougandaise. Le blogueur en veut pour preuve une photo montrant les fondateurs d’Invisible Children aux côtés de membre de l’ancienne Armée populaire de libération du Soudan (APLS), réputée proche du régime de Kampala.

Ambiguïtés factuelles

La longue et violente guérilla de la LRA

Mouvement rebelle créé au plus fort de la guerre civile ougandaise (1981-1986), l'Armée de résistance du Seigneur (Lord's Resistance Army, LRA) mène l'une des guérillas les plus brutales au monde. Longtemps actif dans le nord de l'Ouganda, le mouvement sévit depuis 2005 dans l'extrême nord-est de la République démocratique du Congo (RDC), ainsi qu'en Centrafrique et au Sud-Soudan.

Son chef, Joseph Kony, prône un système théocratique fondé principalement sur les Dix Commandements. En 2005, la Cour pénale internationale (CPI) a émis un mandat d'arrêt contre lui pour crimes de guerre et crimes contre l'humanité.

La LRA est accusée, outre de meurtres, de pillages et de viols, de l'enlèvement de 20 000 enfants contraints de grossir ses rangs.

Loin de vouloir défendre le rebelle ougandais, contre lequel un mandat d’arrêt a été émis en 2005 par la Cour pénale internationale (CPI) pour crimes contre l’humanité, les détracteurs d’Invisible Children lui reprochent de déformer la réalité. Dès novembre 2011, le magazine américain "Foreign Affairs" indiquait que les campagnes anti-Kony menées par certaines organisations, telle Invisible Children, "manipulaient les faits à des fins stratégiques, exagérant l’ampleur des exactions commises par la LRA ainsi que son utilisation des enfants-soldats et s’évertuant à dépeindre Kony, dont on ne peut nier la brutalité, comme l’incarnation du mal."

Sur le site du bimestriel américain "Foreign Policy", le journaliste Michael Wilkerson, qui a longtemps travaillé en Ouganda, pointe les ambiguïtés factuelles qui jalonnent le film. Selon lui, "la LRA est moins importante que ce que laisse entendre [la vidéo]. Elle n’a jamais recruté 30 000 ou 60 000 enfants-soldats. Le chiffre de 30 000 correspond en fait au nombre total d’enfants ayant subi les violences de la LRA" depuis sa création. Autre précision apportée par le reporter : contrairement à ce qui est suggéré, "la LRA ne sévit plus en Ouganda mais en République démocratique du Congo, en République centrafricaine et dans le Soudan du Sud".

À la mode hollywoodienne

Au-delà du fond, c’est la forme du documentaire qui semble troubler le plus ses détracteurs. Disposant de moyens techniques dignes de ceux utilisés par l’industrie cinématographique américaine, le réalisateur de "Kony 2012", Jason Russell, n’hésite ni à se mettre en scène (ainsi que son fils Gavin) ni à recourir aux facilités narratives qui assurent le haut du box-office aux productions hollywoodiennes : discours humanistes incontestables, ralentis tire-larmes, poignantes nappes de violons et guest-star de la justice internationale en la personne de Luis Moreno-Ocampo, procureur de la CPI…

“Le film parle davantage de ceux qui l’ont réalisé que de la cause qu’il est censé défendre, écrit sur son blog Chris Blattman, professeur en science politique et économique à l’université de Yale. Il y a quelque chose de déroutant, de naïf et même de dangereux, dans l’idée de vouloir sauver les enfants d’Afrique […] Comme si l’homme blanc voulait se débarrasser du poids de sa culpabilité."

Cité par le site Internet du quotidien britannique "The Guardian", Arthur Larock, responsable de l’ONG Action Aid en Ouganda, se veut tout aussi sévère. "Kony 2012" n’offre pas, d’après lui, une "représentation juste" du pays. "Les défis qu’un pays en guerre doit relever sont politiques, économiques, sociaux, mais surtout complexes. Etre théâtral quand on parle d’un pays en guerre n’est pas forcément pertinent."

Plus grave, à en croire Grant Oyston de Visible Children, est la manière dont Invisible Children gère ses fonds. En 2011, moins de la moitié des dépenses effectuées par l’association l’ont été pour des programmes d’aide sur le terrain.

Ce jeudi, sur son site officiel, l’organisation s’est attaché à démonter, point par point, tous les griefs dont elle fait l’objet. Sans parvenir toutefois à enrayer la vague de critiques qui déferlaient ces dernières heures sur Twitter, jusqu’alors acquis à sa cause. En réponse au mot-clé #stopkony lancé lundi par Invisible Children, des internautes ont créé… #stopstopkony. Un hashtag dont ses utilisateurs espéraient qu’il fasse encore plus de bruit que celui à qui il s’oppose.

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