Devant un bureau de vote à Tunis : "On attend une ère nouvelle"
envoyée spéciale à Tunis – Malgré un taux de participation à 59 %, en baisse par rapport au premier tour, le sentiment de vivre une journée historique était très présent dimanche en Tunisie. C’est la première fois que le peuple tunisien élisait un président librement.
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L’avenue Bourguiba est calme aux premières lueurs du jour, dimanche 21 décembre. Quelques groupes de policiers surveillent les grands axes, sans agitation apparente. Les passants sont rares, mais des files commencent à se former devant les portes encore closes du collège de la rue de Marseille, dans le centre de Tunis.
Hommes d’un côté, femmes de l’autre, les électeurs attendent patiemment, dans la fraîcheur de l’aube, avec un sentiment partagé de participer à l’avènement de la démocratie en Tunisie. "On a toujours espéré vivre ce moment, car les précédents présidents n’étaient pas franchement démocrates", explique Amel, 54 ans, directrice d’une entreprise publique.
Quatre ans après la révolution qui a mené Ben Ali à sa chute, cette journée a une portée symbolique. Indépendante depuis 1956, la Tunisie n’a connu que deux présidents – Habib Bourguiba (1956 -1987) et Zine El-Abidine Ben Ali (1987 - 2011). Et pour la première fois dans l’histoire du pays, celui qui sera appelé à leur succéder sera élu librement au suffrage universel.
"Voter, c’est la liberté"
"J’ai 70 ans et c’est une grande fierté de pouvoir choisir notre président librement. Je viens d’une époque où on ne présidait pas aux destinées de notre pays. Maintenant, on attend une ère nouvelle et une Tunisie rayonnante", affirme Dalida Idir. "Cette élection représente en soi la victoire de la Tunisie. Pouvoir voter, c’est la liberté", surenchérit Mme Ben Achour, avant de couper court à l’entretien, car il est 8 heures tapantes et les portes peintes à la chaux d’un bleu méditerranée cèdent enfin.
Les électeurs s’engouffrent comme un seul homme, et Mme Ben Achour, chancelante, attrape le bras qu’on lui tend pour pénétrer dans le vaste bâtiment. Elle laisse courir les autres et dépasse sans hésiter les queues qui se sont reformées devant les cinq bureaux de vote du collège. Elle entre en priorité, privilège de l’âge.
Dans un moment d’exaltation qui fait oublier les articulations douloureuses et les années, elle brandit sa carte d’identité d’un geste sûr, plonge sans trembler son doigt dans le petit pot d’encre violette, se plie comme une danseuse derrière le carton qui garantit l’anonymat de son vote et enfin, glisse son bulletin dans l’urne transparente. "A voté." La vieille femme affiche le ravissement d’une jeune fille.
Plus de 5 millions d’électeurs aux urnes
Près de 5,3 millions d'électeurs ont été appelés aux urnes pour marquer cette étape supplémentaire du long chemin de la Tunisie vers la démocratie. Après avoir voté en octobre aux législatives et en novembre pour le premier tour de la présidentielle, ils devaient choisir dimanche entre le vétéran Béji Caïd Essebsi et le président sortant Moncef Marzouki. À la fermeture des bureaux de vote vers 18h00, le taux de participation était de 59,04 %, selon l'Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie). Un chiffre en baisse par rapport au premier tour où la participation avait frôlé les 65 %, mais qui peut encore être affiné a annoncé l'Isie.
L’enjeu était pourtant de taille et la campagne n’en a été que plus virulente entre les deux candidats que tout oppose. Béji Caïd Essebsi (BCE), héritier des valeurs de Bourguiba et leader du parti Nidaa Tounès, se veut être le garant d’une Tunisie moderne face à l’islamisme. Moncef Marzouki, le président sortant et opposant historique à Ben Ali, se pose, lui, en rempart contre le retour de l’ancien régime.
Entre les deux candidats, le fossé est aussi infranchissable que symptomatique. "Le duel révèle les lignes de fracture de la société tunisienne”, écrit l’International Crisis Group (ICG) dans une note intitulée "Élections en Tunisie : vieilles blessures, nouvelles craintes". Pourtant, les espoirs sont vastes et les aspirations communes. Des quartiers chics aux quartiers populaires, les Tunisois aisés ou plus modestes attendent beaucoup de ce futur président.
Vastes attentes
Dans le quartier Ariana, à l’ouest de Tunis, on vient voter en famille. Il n’y a pas foule et l’ambiance est bon enfant bien que les militaires, postés à l’entrée, vérifient scrupuleusement l’identité de tous ceux qui se présentent. Des haut-parleurs crachent des airs populaires et des gamins tâtent du ballon devant les murs de l’école élémentaire.
"Tout ce que nous demandons, c’est la paix. Nous ne sommes plus en sécurité, des hommes sont morts devant leurs enfants", rappelle Feriel, 34 ans, faisant référence aux assassinats de Chokri Bellaïd et Mohammed Brahmi en 2013. "On veut élever nos enfants dans la sécurité", ajoute-t-elle en tenant fermement sa petite fille par la main.
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© {{ scope.credits }}Restaurer la sécurité à l'intérieur du pays comme aux frontières : cela revient comme un mantra sur toutes les lèvres des personnes interrogées. Le pays est en effet confronté à un essor des mouvements jihadistes depuis la révolution de 2011. Mais l'inquiétude des Tunisiens ne concerne pas uniquement cette question. Les électeurs sont tout aussi nombreux à évoquer la crise économique qui touche le pays et le quotidien devenu difficile.
"J’appartiens à la classe moyenne supérieure et mon niveau de vie a baissé. Il faut sortir le pays du marasme, dans lequel il s’est enfoncé", martèle Rim, 57 ans, professeur à l’université, profitant du micro tendu par les journalistes devant l’école du quartier chic, Menzah VI. "Le prochain président doit aussi aider la jeunesse", ajoute Brahim, 23 ans, étudiant en design qui rêve d’un avenir sans chômage.
Les espoirs s’égrènent dans une longue liste dont on retiendra en priorité : la nécessité de sortir le pays de la transition, lui redonner des institutions pérennes et le remettre sur la voie de la croissance. "Les Tunisiens souhaitent envoyer leurs enfants dans de bonnes écoles, posséder leur propre maison, prendre des vacances au bord de l’eau. Bref, ils veulent retrouver du bien-être […]. Le peuple cherche la restauration pour sortir de la révolution", résume Abdelhamid Larguèche, historien tunisien et observateur de la vie politique depuis 30 ans.
Vaste programme pour le futur président dont les pouvoirs seront réduits, de fait, par la nouvelle Constitution votée en janvier. Pour éviter toute dérive dictatoriale, l’essentiel de l’exécutif relève du Premier ministre, issu de la majorité parlementaire. Le vainqueur du scrutin devra donc entendre les inquiétudes de son électorat, comme celles de ceux qui n'ont pas voté pour lui. Il devra écouter le message de son peuple.
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