Entre Calcutta et Paris, les identités multiples de Shumona Sinha
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Toulouse (AFP) –
"Je suis plusieurs: je suis Bengalie, je suis Indienne, je suis Française, je suis Européenne, je suis de la planète Terre". Née à Calcutta et vivant à Paris, la romancière Shumona Sinha, refuse toute identité "figée" et se fait l'écho des désillusions de l'exil.
Face à la montée des populismes et communautarismes, "l'identité ne devrait pas être une idée figée, c'est quelque chose en construction, dans un état naissant", souligne cette femme de 44 ans, lors d'un entretien avec l'AFP en marge du festival international de littérature de Toulouse, Le Marathon des mots (22-25 juin).
"A 22 ans, j'ai commencé à apprendre le français. C'était un coup de foudre", raconte l'élégante auteure franco-indienne, fille unique de professeurs engagés à gauche et nourrie pendant son enfance de littératures russe, française et espagnole.
"La langue française est extrêmement exigeante avec la grammaire, la linguistique. Je parle vite mais quand j'écris, grâce à la langue française, je suis ralentie. Le français m'impose une pensée rationnelle, une lenteur".
"J'étais étouffée en Inde avec toute cette culture britannique, la langue française a été une ouverture, une fenêtre, j'ai pu respirer ailleurs", ajoute-elle.
Shumona Sinha obtient à 28 ans une bourse pour poursuivre ses études de littérature à la Sorbonne à Paris. Elle fréquente les milieux de la poésie, est mariée pendant neuf ans au poète Lionel Ray.
En 2009, après un premier roman - écrit directement en français comme tous les suivants - elle devient interprète pour les demandeurs d'asile en langue bengalie à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra) dans la région parisienne.
Cette expérience professionnelle forte alimentera en 2011 son second roman, "Assommons les pauvres!". Salué par la critique, il a été couronné par le prix Valery-Larbaud.
- 'Cauchemardesque' -
"Pour la première fois, je découvre un autre visage de la France, je n'imaginais pas que mes compatriotes puissent vivre une telle situation cauchemardesque", explique-t-elle. "Il y a un fol espoir, ils quittent tout, ils délaissent tout. Ils croient que le paradis, l'Eldorado, c'est en France ou en Europe".
"Ils donnent tout leur argent aux passeurs et ils arrivent ici pour faire quoi? Balayer les trottoirs, travailler en clandestinité dans les cuisines des restaurants chics, ou vendre des roses à la sauvette. Leur destin m'a paru bouleversant", souligne-t-elle.
Mais la tâche est ardue: "Je me suis sentie comme dans un piège incroyable. La plupart des demandeurs d'asile sont des hommes, leur culture ne leur permet pas d'accepter qu'une femme qui leur ressemble les interroge. Il y avait un conflit culturel, social, sexiste même".
Mais "je n'ai aucune solidarité ethnique parce que je crois que c'est le début du racisme. Si je dis que parce que je suis Indienne, je dois toujours soutenir les Indiens, c'est la fin du monde pour moi".
Pour elle, "il faut accepter les demandeurs d'asile directement, d'une façon digne. Il faut légaliser le système pour ne pas qu'il y ait de marché noir et d'intermédiaires. Ces hommes qui viennent ici sont abusés, exploités par leurs propres compatriotes".
Shumona Sinha a publié en 2014 son troisième roman "Calcutta" (Éditions de l'Olivier), Grand Prix du Roman de la Société des gens de lettres et Prix du rayonnement de la langue et de la littérature françaises de l'Académie française.
En janvier 2017, chez le même éditeur, c'est "Apatride", le destin croisé d'Esha qui a quitté Calcutta pour Paris et de Mina emportée par les violences secouant la province du Bengale occidental.
Déjà traduite en allemand et italien, bientôt en hongrois, Shumona Sinha n'est pas encore diffusée en Inde mais "Calcutta" est en cours de traduction en anglais.
"Notre monde est malheureusement habité par la violence, la civilisation humaine est basée sur le sang et les sanglots. Je n'écris pas pour m'évader, mes romans sont l'écho de cette violence".
© 2017 AFP