LITTÉRATURE

Africanité, immigration, identité, double culture... l'engagement poétique d'Aminata Aidara

Aminata Aidara navigue entre la France, l'Italie et le Sénégal.
Aminata Aidara navigue entre la France, l'Italie et le Sénégal. Salomé Blechmans

Dans "Je suis quelqu'un", l'auteure italo-sénégalaise Aminata Aidara convoque les grands penseurs de l'histoire post-coloniale pour accompagner les questions existentielles de son roman polyphonique.

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Se chercher, trébucher, se trouver. Peut-être. Enfin. Dans "Je suis quelqu’un", le très beau premier roman d’Aminata Aidara publié chez Gallimard, le lecteur est transporté au cœur du voyage intérieur, de la quête de soi et de vérité de plusieurs membres d’une famille sénégalaise installée en France. Tout part d’un secret de famille que chacun porte, parfois sans le savoir.

C’est le cas d’Estelle que la narratrice nous présente avec distance dans les premières lignes du roman. "Quelque part, à Paris, une fille appelée Estelle rencontre son père", écrit l'auteure dans le prologue. Le décor est planté d'une manière théâtrale, presque froide, accentuant la violence de la scène qui suit.

Son père inspire profondément et, sans aucun "comment tu vas" ou "comment je vais", il annonce : Ta mère a eu le courage de me faire un enfant dans le dos. Avec un autre homme. Et certainement…" Il s’éclaircit la voix en produisant le bruit d’un train qui déraille. "Oui… je dis, certainement, tu l’as toujours su.

Voilà le cadeau, que ce père qu’elle ne voit qu’épisodiquement depuis 15 ans, décide d'offrir à Estelle le jour de son 26e anniversaire. L’histoire de cet enfant illégitime, né de l’histoire passionnelle desa mère Penda avecÉric, au Sénégal. Un nourrisson mort quelques jours après sa naissance… Un fardeau qui n’est pas le sien et dont elle essayera de se départir tout au long du roman. "Merci pour cette révélation. Elle m’est utile pour vivre", répond-elle à son père.

Ironie ou sincérité ? Difficile de le savoir de prime abord. Car Estelle est une jeune femme torturée, à la recherche de ses limites. Elle mène une vie de bohème "depuis la fin du lycée", allant de squat en squat, de petit boulot en petit boulot.

Lorsque la narratrice s’efface pour laisser place au "je" de la jeune femme, le rythme s’accélère. L’auteure italo-sénégalaise a choisi l’anaphore pour ancrer son personnage dans le réel. Ainsi, Estelle submerge le lecteur de "je suis quelqu’un qui" pendant des dizaines de pages. Si cette litanie perturbe un peu au début, elle devient rapidement entêtante.

"Elle a besoin de se dire "je suis quelqu’un qui fait ça, qui est comme ça" pour s’ancrer dans le monde, souligne Aminata Aidara, interrogée par France 24. Elle vit un moment de crise. Elle a besoin de se dire qu’elle existe. Les "je suis quelqu’un" sont faits pour être dits, ajoute l’auteure en précisant qu’elle a travaillé cette partie du roman à l’oral. Il y a une sonorité, un rythme".

La recherche existentielle, un graal

Estelle s’auto-persuade, se cherche, s’affirme, se détruit. Elle symbolise, aussi, toute la difficulté d’être quand on a uneautre culture, religion ou couleur de peau en Occident.

Je suis quelqu’un qui entend les peurs des jeunes hommes noirs de France. Ces peurs qui naissent du miroir qui leur est tendu par la société : vous n’êtes pas assez africains ! Et vous, là, trop noirs pour être français.

Une difficulté existentielle d'autant plus forte que la société vous colle des étiquettes parfois fantasmées.

Je suis quelqu'un qui s'est senti envahi quand on a dit : "montre-moi tes fringues traditionnelles", "Tu ne te sapes jamais à la sénégalaise ?" (...) Alors que moi pour apprendre quelque chose de l'Afrique, je vais à Château-rouge.

Pour l'auteure, fruit d'une double voire triple culture puisqu'elle vit en France depuis 8 ans, c'est un aspect très "emblématique de cette génération. On aimerait dépasser la question des origines mais la société vous y renvoie tout le temps. C’est un peu difficile dans la vie intime puisqu’on est façonné par ce que l’on vit intérieurement et ce que la société nous renvoie. Certaines personnes disent que les pensées identitaires n'existent queparce qu’elles sont entretenues. S’habiller en imprimé léopard quand on est Noir, ce n’est pas neutre. Il y a des archétypes, des références. On peut dire "je m’en fous" mais le monde ne s’en fout pas. D’ailleurs c’est ce que je fais ! Les personnages [du roman] essayent tous de se positionner à la frontière".

Une chorale poétique

La voix d'Estelle, son cri n’est pas le seul à hanter le lecteur. Le roman est une chorale, une polyphonie qui permet d’envisager les personnages dans toute leur complexité. Le "je" de Penda, sa mère, est tout aussi présent mais à travers une correspondance qu’elle n’enverra jamais à son grand amour Éric, torturé par son histoire, qui ne veut pas être juste fils de harki. "Quand la grande Histoire rencontre la petite, c’est parfois compliqué", insiste l'auteure qui rythme son récit de références à de grands auteurs de la pensée post-coloniale comme Frantz Fanon, personnage à part entière du roman.

"Il aide Penda à vivre, àexpliquer ce qui lui arrive. Tout le monde lui échappe. C’est la dernière personne à laquelle elle s’accroche. Il l’aide, la soigne, prend beaucoup de place, explique Aminata Aidara. Les penseurs ont écrit pour tout le monde, pas seulement pour les universitaires. Ils voulaient améliorer la vision du monde du peuple. C’était important pour moi de vulgariser les choses. Je voulais humaniser Frantz Fanon en racontant des choses de sa vie, le rapprocher des autres".

Métissage, double identité, africanité, déracinement... Le "je suis quelqu'un" d'Aminata Aidara, "arbre en français dont la graine était en italien", dit-elle poétiquement, est habilement militant sans jamais être manichéen. "Mon but est d'écrire une trilogie qui puisse dire des choses sur l'immigration, la double culture dans 50 ans... en espérant que la problématique ne sera plus la même".

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